30 août 1991. Championnats du monde d’athlétisme à Tokyo. Il fait chaud dans le stade, mais la météo n’y est pour rien. L’ambiance est bouillante, survoltée. J’ai 14 ans, et je suis en train de vivre un des moments les plus intenses du sport à la télévision. L’inimaginable vient d’arriver. Carl Lewis, quelques jours seulement après avoir battu le record du monde du 100 mètres, vient d’en battre un nouveau, encore plus fou : celui du saut en longueur. Le record intouchable, celui de Bob Beamon, qui date de 1968 ! Je trépigne comme un fou, je bondis, je saute de joie. Mike Powell ne pourra jamais faire mieux, à moins d’être surhumain. A cet instant, aucun doute : Carl Lewis est le plus grand athlète de tous les temps. Les images se bousculent dans ma tête, je me remémore comment, 7 ans plus tôt, j’ai découvert le Grand Carl …
En 1984, du haut de mes 7 ans, le sport à la télé ne m’intéressait pas énormément. J’étais fan des Bleus de Platini, bien sûr, qui venaient d’être champions d’Europe au mois de juin, mais ça s’arrêtait là. Je pensais avoir eu ma dose d’émotions sportives par téléviseur interposé. C’était sans compter sur un phénomène qui écrasa les Jeux Olympiques de toute sa classe quelques semaines plus tard.
En août 1984 se déroulent en effet les JO de Los Angeles. Comme toute compétition internationale organisée chez l’Oncle Sam, ces jeux doivent être plus grands, plus beaux, plus forts que tous les autres. Et de ce côté là, les promesses sont tenues, le spectacle est bluffant, dans les tribunes comme sur les stades. Avec le décalage horaire, en direct de nuit, ou en différé le lendemain, on découvre les exploits d’athlètes d’une nouvelle ère. Le britannique Daley Thomson brille sur le Décathlon, la France est championne olympique de football, et les USA de basketball, emmenés par un petit gars prometteur, Michael Jordan.
Mais incontestablement, LA star des JO 1984 est un jeune homme de 24 ans du nom de Carl Lewis. Déjà très célèbre dans le monde de l’athlétisme, mais beaucoup moins auprès du grand public, Carl Lewis aborde ces JO avec le statut de favori dû à son titre de champion du monde glané l’année précédente. C’est sa première apparition aux Jeux Olympiques, la faute au boycott des JO de Moscou par les USA 4 ans plus tôt.
Très rapidement, sans laisser de suspens, Carl Lewis va passer du statut de favori à celui d’intouchable. Il n’est pas sur la même planète. Il court plus vite, et saute plus loin que les autres. Car en plus d’être un remarquable sprinter, il est également le meilleur mondial au saut en longueur. Il va dominer la compétition d’athlétisme sans partage, éclipsant les autres athlètes.
Il survole toutes ses séances du sprint, et remporte la médaille d’or du 100 m en 9’99 secondes. Il remporte dans la foulée le 200m en 19’80s. Quant au 4×100 m, c’est une simple formalité avec un temps de 37’83 !
L’épreuve du saut en longueur laisse encore moins de suspens puisqu’il ne lui suffit que d’un saut à 8m58 pour laisser la concurrence derrière lui.
Résultat : 4 médailles d’or en une seule olympiade, le premier à réaliser cet exploit en athlétisme depuis Jesse Owens en 1936. Au delà de la performance, c’est la facilité avec laquelle il aligne les premières places qui déroute.
En 1985 et 1986, Carl Lewis va rencontrer une petite baisse de forme et de motivation, et laisser s’imposer un redoutable adversaire en la personne de Ben Johnson. Il s’agit d’un beau bébé canadien à la puissance et la musculature impressionnante qui contraste avec l’allure plus aérienne de Carl Lewis. Tout en puissance, Ben Johnson monte en régime au fil des mois, et va même remporter le championnat du monde 1987 du 100m avec un record du monde à 9’83. Incroyable chrono, qui relègue presque Carl Lewis au second plan.
Les Jeux Olympiques de Séoul de 1988 s’annoncent donc palpitants. Et pleins de surprise …
Lors de la finale du 100m, les deux rivaux se livrent à un duel sans merci, et réalisent deux performances surréalistes : 9’92 pour Carl Lewis, et 9’79 pour Ben Johnson … qui devient donc le nouveau champion olympique. Mais ce résultat sera bien éphémère, puisque quelques jours plus tard, Johnson sera contrôlé positif aux stéroïdes. Aussitôt, sa médaille d’or, son titre de champion du monde et ses records sont annulés, et reviennent donc à Carl Lewis, qui voit ainsi son palmarès s’étoffer de manière un peu amère.
Dans les autres épreuves, Carl Lewis se montre encore une fois impressionnant, même s’il n’est plus imbattable. Il remporte le concours du saut en longueur, ainsi que la médaille d’argent du 200m. En 4 ans et deux olympiades, il cumule 6 médailles d’or et 1 d’argent, exploit peu commun, voire rarissime.
Les compétitions suivantes confirment la forme retrouvée de Carl Lewis sur le sprint mondial, et sur le saut en longueur. Ben Johnson étant hors-jeu, les concurrents les plus sérieux se nomment Leroy Burrell et Dennis Mitchell. Au début des années 90, à l’approche de ses 30 ans, beaucoup estiment le champion en perte de vitesse. Leroy Burrell a récemment battu le record du monde du 100m, et Carl Lewis, qui a déjà tout gagné, n’est plus aussi impérial. Et pourtant … le Grand Carl s’apprête à frapper un grand coup, dans un immense moment qui marquera les amoureux de l’athlétisme. ça se passe en 1991 à Tokyo, pour les championnats du monde.
Tout d’abord, il réalise un concours du 100 mètres parfait en tout point, et récupère SON record du monde en 9’86, en dominant toute la fine fleur du sprint mondial : Dennis Mitchell, Linford Christie, Frankie Fredericks, Leroy Burrell, Raymond Stewart … lors du 100 mètres le plus rapide de l’histoire : 6 coureurs sous les 10 secondes !
6 jours plus tard, le 1er septembre, avec ses co-équipiers américains, il pulvérisera le record du monde du 4x100m en 37’50. Mais entre temps, le 30 août, a lieu la plus belle épreuve de saut en longueur à laquelle on ait pu assister.
Pour que l’épreuve soit mémorable, il faut deux adversaires mémorables. C’est Mike Powell qui donnera la réplique. Comme s’ils étaient sur un ring, les deux athlètes se rendent coup pour coup et réalisent des sauts incroyables : 8,68m, 8,83m, 8,80m, et je vous en passe.
Lorsque soudain, Carl Lewis bondit, et ne semble plus vouloir retomber. Il va loin, très loin … Et il retombe -enfin- sur la ligne de record du monde à 8,90 m. Personne n’en croit ses yeux. Est-il tombé juste avant, ou juste après ? On voit mal … Le verdict tombe : 8,91 !! Le public s’enflamme ! Grosse déception en revanche, le vent est trop favorable, et ne permet pas l’homologation du record. Mais le plus important est que désormais, on sait que la performance de Bob Beamon n’est plus inaccessible.
A ce moment précis, comme je l’ai expliqué en intro, Carl Lewis est sur une autre planète. Le sommet de sa carrière, un des plus beaux exploits sportifs vient d’être réalisé. Malheureusement pour lui, ce statut ne dure pas. Mike Powell, boosté par cette concurrence, nous sort à son tour un incroyable bond qui restera encore plus dans les mémoires. Et pour cause, il s’agit du record du monde toujours en cours : 8,95 mètres ! Le record de Bob Beamon, qui a tenu plus de 20 ans, vient de tomber 2 fois en 5 minutes. Et contrairement à ce que je pensais, Mike Powell, en ce 30 août, était bel et bien surhumain.
Malgré d’autres essais de très haute volée (8,87 et 8,84 m), Carl Lewis ne parviendra pas à faire mieux. Il termine médaille d’argent, au terme d’un concours dont les amoureux de l’athlétisme se souviendront très longtemps. Malgré cette relative déception, le bilan de Carl Lewis lors de ces Mondiaux est absolument époustouflant. Il a en effet battu 3 records du monde en 1 semaine, et pas les plus faciles ! il s’agit de l’apogée du plus grand athlète de tous les temps, tout simplement.
Dans les années 90, Carl Lewis a donc la trentaine. Il a tout gagné, n’a strictement plus rien à prouver. Forcément, la motivation et les performances s’en ressentent. Mais il est loin d’avoir dit son dernier mot !
1992 commence par une déception, puisqu’il n’est pas qualifié pour l’épreuve du 100 mètres des JO de Barcelone. Mais il participe – et remporte – l’épreuve du saut en longueur et prend sa revanche sur Mike Powell. Il gagne également le 4×100 mètres, avec un nouveau record du monde à la clé. Son palmarès grimpe ainsi à 8 médailles d’or en 3 Jeux Olympiques. Et c’est pas fini … car le Grand Carl Lewis, certes trop âgé pour régner sur les épreuves de sprint, gagne une dernière médaille d’or de saut en longueur en 1996 à Atlanta.
Cette fois, la boucle est plus que bouclée, et King Carl peut se retirer de la compétition. Il rentre immédiatement dans la légende du sport comme le plus grand athlète de tous les temps. Et ce n’est que dernièrement que ce titre a pu lui être contesté, par un certain Usain Bolt … Owens, Lewis, Bolt … les époques sont trop différentes pour comparer ces athlètes, mais une chose est sûr : des sportifs de cette trempe, on n’en croise que 3 ou 4 par siècle, pas plus !
Cet hommage serait forcément incomplet sans aborder l’épineux sujet du dopage. La controverse s’est bien entendu invitée à plusieurs reprises dans la carrière de Carl Lewis, les rumeurs sont presque devenues certitudes au fil des années. Mais le gosse de 1984 que j’étais, émerveillé par ces performances, préfère garder la conclusion que jamais Carl Lewis n’a été convaincu de dopage par les instances de l’athlétisme, son formidable palmarès reste donc inégalé, et n’a ainsi jamais été remis en cause. J’aurais été vraiment déçu si cela avait été le cas, comme j’avais été déçu par Ben Johnson. Carl Lewis m’a fait aimer les sports individuels, à un moment où j’étais beaucoup plus branché par les sports collectifs. je ne me suis pas inscrit à un club d’athlé pour autant, mais j’ai pu me rendre compte qu’un exploit sportif pouvait être beau même si on le réalisait seul.
Pour finir en légèreté, sachez que cet athlète est décidément polyvalent, puisqu’il fut doté d’un joli brin de voix, allant jusqu’à enregistrer un album “Modern Man” en 1987, ainsi que plusieurs singles. Voici la chanson “Break it up” enregistrée en 1986, inutile de vous dire que ce 45 tours plein de muscles, de sueurs et de fonte soulevée à bout de bras reste un grand moment de musique 80’s !! 😛
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