Pour mémoire, cette émission passait à 21h30 sur Antenne 2. Il serait bien difficile aujourd'hui d'amener la culture dans le salon des Français à une heure de si grande écoute.
Le présentateur était le rondouillard Bernard Pivot, fils d'épiciers lyonnais qui a choisi le journalisme, passionné qu'il était de littérature et de sport. Présent derrière le petit écran chaque vendredi soir de l'année scolaire, entre 1975 et 1990 et 724 émissions, Pivot a su imposer sa bonhommie provinciale dans le milieu littéraire et intellectuel français, très élitiste et renfermé, et dominé par la capitale.
Apostrophes, comme toutes les émissions télé de l'époque, on ne le répétera jamais assez, jouissait d'une liberté de ton surprenante de nos jours. "C'est pas aujourd'hui qu'on verrait ça à la télé" comme dirait l'autre.

Alcool, tabagie, invectives musclées et irruptions de détraqués sur le plateau étaient monnaie courante, un peu comme dans Droit de réponse.
Parmi les moments cultes, on retiendra notamment la fois où Charles Bukowski, l'écrivain anarchiste américain, enquillant à l'antenne whiskies sur whiskies et finissant complètement torché, au point de devoir être évacué du plateau en titubant (et, paraît-il menaçant "pour rire" un vigile d'un couteau!), pelote le genou de Catherine Paysan et interrompt régulièrement les intervenants, avant de se faire engueuler plusieurs fois par François Cavanna "Bukowski, ta gueule, tu nous enquiquines", "Je vais te mettre mon poing sur la gueule!"
"J'savais pas qu'on pouvait apporter ses bouteilles"...

Ou encore Gainsbourg, en mode Gainsbarre complètement imbibé avec son inséparable clope, qui traite Guy Béart de "blaireau".
A l'époque, la "sécurité" sur un plateau était une vue de l'esprit, avec des vigiles à la petite semaine qui ne trouveraient même pas leur place à l'entrée un Franprix, alors que dans des émissions actuelles tournées en direct du type Le Petit Journal, ce sont de gros balèzes rompus au corps à corps. Par les temps qui courent, c'est compréhensible.
Voilà donc comment un énergumène disant représenter le "mouvement étudiant" menace de se trancher la gorge ou de se faire hara-kiri si on l'évacue du plateau. Il réussit donc à monopoliser l'antenne pendant 5 bonnes minutes. Bon, là je triche. Ce n'était pas Apostrophes mais Bouillon de culture et les années 90.

Au rayon "prises de bec", c'était encore Jean Daniel (Le Nouvel Obs) et Jean d'Ormesson (Le Figaro) qui en viennent presque aux mains, au cours d'une dispute sur l'occident et ses valeurs. Le tout sous les yeux médusés d'Alexandre Soljenitsyne qui fait ainsi la brutale expérience du débat d'idées "démocratiques" dans le bloc de l'ouest.
Mais avant tout, Apostrophes, c'était une liste impressionnante d'invités prestigieux, qui envoie du pâté. J'ai déjà cité Gainsbourg, Cavanna, Soljenitsyne et Bukowski, mais il y avait encore Georges Brassens, Claude Lévi-Strauss, Romain Gary, François Truffaut, Cabu, Lech Wałęsa, Marguerite Yourcenar, Vladimir Jankélévitch, Elisabeth et Robert Badinter, Françoise Sagan, Albert Cohen, Mohamed Ali, Georges Simenon, Marguerite Duras, Vladimir Nabokov, l'Abbé Pierre, Umberto Eco, Hergé, Renaud, Françoise Dolto, Edgar Morin, Régis Debray, Daniel Cohn-Bendit, Giscard, Mitterrand et j'en passe...
Heureuses années 80 qui pouvaient se vanter d'avoir de grands noms (certains d'entre eux sont encore parmi nous, mais pour combien de temps?). Ce n'est pas notre triste époque qui a remplacé les grands esprits par les polémistes, assénant à coups de best-sellers leurs "vérités", qui pourra me consoler. Les sophistes d'aujourd'hui s'appellent plus que jamais BHL (qui la met un peu plus en veilleuse), Finkielkraut, Onfray, Houellebecq et surtout Zemmour ...et nos présidents sont devenus des analphabètes à l'instar de Sarkozy et Hollande.
